Affaire Kamel Daoud: entre fiction et réalité, jusqu'où peuvent aller les auteurs?

Assigné en justice pour non-respect de la vie privée par Saâda Abane, l'auteur Kamel Daoud est accusé d'avoir utilisé son histoire dans son roman Houris, couronné du prix Goncourt en novembre dernier.
Cette femme était une patiente de l'épouse de Kamel Daoud, psychiatre. Kamel Daoud et son épouse sont accusés d'avoir utilisé sans son consentement l'histoire de cette jeune femme, survivante d'un massacre pendant la guerre civile en Algérie dans les années 1990, pour l'écriture de Houris.
D'autres auteurs avant lui ont été confrontés à de telles accusations. Ces cas fleurissent d'ailleurs à la faveur de l'engouement pour l'autofiction. "C'est totalement contemporain", estime ainsi Elvire Bochaton, juriste spécialisée en droit de la propriété intellectuelle, interrogée par BFMTV.com, soulignant que "des compromis" sont souvent trouvés avant d'aller devant la justice.
Hélène Devynck a ainsi conclu avec son ex-mari l'écrivain Emmanuel Carrère un contrat juridique, pour ne plus apparaître dans ses livres et en particulier dans Yoga, paru en 2020, après leur divorce. "Je ne veux pas être écrite contre mon gré", arguait-elle ainsi, dans un entretien au Monde fin 2020. La journaliste, qui au long de leur vie commune est apparue dans plusieurs livres d'Emmanuel Carrère - D'autres vies que la mienne conte l'histoire de sa sœur Juliette Devynck -, a ainsi voulu se protéger. "Personne n’a envie d’être décrit ou décrite, après un divorce, sans pouvoir répondre."
Qu'est-il donc possible de faire, lorsque l'on s'inspire de la réalité, et que l'on parle de ses proches, comme l'a souvent fait Emmanuel Carrère?
"Il y a une liberté de création et d'expression, mais elle n'est pas sans limites", analyse Elvire Bochaton. "Le juge va faire une balance et décider laquelle de ces deux libertés (la liberté de création et le respect de la vie privée) a été la plus atteinte. Comme dans le dicton, 'La liberté des uns s'arrêtent là où commence celle des autres'".
Certains auteurs ont ainsi été condamnés, après que leurs proches, ou des personnes décrites dans leurs romans, ont saisi la justice.
Christine Angot, la reine de l'autofiction, a ainsi été condamnée pour "atteinte à la vie privée", pour avoir dévoilé dans Les Petits, en 2011, des éléments de la vie intime d'Elise Bidoit, l'ancienne compagne de l'homme dont l'autrice partage la vie. Dans le roman, le personnage était prénommé Hélène, mais le personnage était identifiable. Christine Angot y racontait la bataille entre les deux ex-époux pour la garde de leurs enfants, les "petits" qui donnent son titre au livre.
"À la parution de son livre, j'ai tenté de mettre fin à mes jours. Tout est vrai dans son livre, c'est ma vie", a déclaré Elise Bidoit lors du procès.
Christine Angot a été condamnée à verser 40.000 euros de dommages et intérêts à Elise Bidoit.
La justice a par ailleurs considéré comme une "circonstance aggravante" le fait qu'Elise Bidoit avait déjà attaqué en justice Christine Angot pour son précédent roman, Le Marché des amants, dans lequel elle apparaissait aussi, avant de conclure un arrangement financier avec l'autrice.
C'est aussi un proche de l'écrivain Lionel Duroy qui a obtenu sa condamnation pour atteinte à la vie privée. L'auteur avait été attaqué en justice par son fils Raphaël, qui a obtenu 10.000 euros de dommages et intérêts pour atteinte à sa vie privée, dans le roman Colères, publié en 2011 et faisant état de sa relation conflictuelle entre le père et son fils. L'auteur, qui lui prête des problèmes de drogue, reproduisait dans son livre un mail de son fils.
"Il n'y pas de définition légale de la vie privée", souligne Elvire Bochaton. "Au fil des décisions, la notion de vie privée a été élargie à divers éléments comme la religion, les convictions politiques, la correspondance ou la vie familiale. Globalement, tout ce qui n'est pas connu dans la sphère publique relève de la vie privée".
Dans le roman Fragments d'une femme perdue, qui a valu à Patrick Poivre d'Arvor d'être condamné en 2015 à verser 33.000 euros à son ex-compagne, l'auteur avait également publié des extraits de leur correspondance et des détails sur leur relation. La justice a estimé que "les procédés littéraires utilisés ne permettent pas au lecteur de différencier les personnages de la réalité, de sorte que l'œuvre ne peut être qualifiée de fictionnelle".
Par ailleurs, Il ne suffit pas de modifier les noms des protagonistes pour échapper à des plaintes pour atteinte à la vie privée. "C'est un grand mythe: non, ça ne suffit pas", confirme Elvire Bochaton.
"Il faut que la personne ne soit absolument pas reconnaissable. Le fait d'ajouter des éléments fictifs ne change rien non plus si la personne est reconnaissable."
"Parfois les auteurs affichent des "disclaimers" au début de leur roman, mais cela n'a pas non plus de valeur juridique. On ne peut pas s'exonérer de sa responsabilité en mettant un avertissement."
Régis Jauffret, qui ne cite pourtant jamais dans son livre, La Ballade de Rikers Island, le nom de Dominique Strauss Kahn, a d'ailleurs été condamné pour diffamation. Le livre relate l'affaire du Sofitel qui a mené à la démission de l'ex-patron du FMI en 2011.
En juin 2016, le tribunal correctionnel de Paris a condamné l'écrivain à une amende de 1.500 euros avec sursis, ainsi qu'à 10.000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice moral pour certains passages de son ouvrage, utilisant le terme de "viol", alors que DSK n'a pas été condamné pour ces faits. La justice a aussi interdit toute nouvelle édition du roman comportant les passages jugés diffamatoires.
"Il ne saurait suffire, pour prétendre échapper à toute condamnation, de s'abriter sous la qualification expresse de 'roman'", a ainsi estimé le tribunal.
Pour la justice, Régis Jauffret "s’est totalement affranchi des conclusions auxquelles ont abouti les procédures américaines […] dont il résulte que les poursuites ont été abandonnées".
BFM TV